Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement, si elles ne sont bien cultivées.
   
Objectifs scolaires et programmes d'enseignement

          Introduction

         Tout travail humain fait intervenir des buts, lesquels apparaissent sous diverses formes au cours du processus d’action : motifs, intentions, objectifs, projets, plans, programmes, planification, etc. Ces buts peuvent être formellement déclarés et consignés, ou naître en cours d’action, par exemple, sous la pression des circonstances ; Par ailleurs, les buts sont rarement donnés une fois pour toutes.

        Etant par nature temporels, se situant entre l’anticipation et la réalisation, les buts changent avec le temps de l’action, ils se modifient au cours du travail, notamment au contact de l’objet de travail concret mais aussi en fonction des ressources disponibles, ainsi que des contraintes et des contingences qui ne manquent pas de surgir dans le processus de travail.

        Les buts se transforment également avec l’expérience acquise par le travailleur. Cette expérience ne se limite pas à la production de résultats, elle est aussi un processus de formation et d’apprentissage qui modifie les connaissances et l’identité du travailleur et ses rapports au travail (Schwartz, 1988).

        Les buts ne sont pas, par conséquent, une dimension accessoire du travail humain. Comme le montre une vénérable tradition théorique remontant à Aristote,  en passant par Marx, Habermas et Giddens, les buts constituent un mode fondamental de structuration de l’activité humaine en général et de l’activité laborieuse en particulier, conçues en tant qu’actions finalisées, temporelles, instrumentales. Comme disait Marx dans l’idéologie allemande, le propre du travail humain c’est que le travailleur élabore une représentation mentale de son travail avant de le réaliser afin de le bien réaliser. Il en est ainsi aussi de l’enseignement.

         En fait, l’une des caractéristiques de l’éducation dans l’histoire est justement la présence d’une réflexion explicite sur les buts éducatifs. Des sophistes grecs à Rousseau, l’éducation des enfants et des jeunes est pensée en termes de fins éducatives, lesquelles se fondent sur certaines conceptions de la nature de l’adulte, de l’enfance, de la société, des valeurs à privilégier, etc. Encore de nos jours, les grands projets de réforme de l’éducation discutent abondamment de cette question des finalités éducatives.

        Historiquement parlant, l’apparition d’un système scolaire étatisé et bureaucratisé a modifié cette question  des buts. Alors que les grands pédagogues de la tradition (Platon, Comenius, Rousseau, etc.) envisageaient surtout de réaliser une éducation idéale, une utopie, à partir de valeurs et de finalités proprement philosophiques, la naissance et l’expansion sociale de l’école moderne ont rendu possible l’essor d’une pensée planificatrice portant sur des organisations, des pratiques et des acteurs réels. En d’autres termes, il ne suffit plus de nos jours de définir des objectifs et des valeurs idéales, philosophiques, il devient absolument nécessaire de considérer comment celles-ci vont s’incarner dans la pratique en vigueur et comment  les acteurs en place dans l’école vont les épouser, ou encore, dans le cas contraire, les rejeter ou du moins, les détourner de leur sens.

         C’est ainsi que, dans le cadre des établissements scolaires actuels, la question des buts éducatifs est inséparable des logiques d’action qui façonnent ces mêmes organisations. Ces logiques (négociation, conflit, collaboration, etc.) soulèvent d’abord le difficile problème de la coordination des buts entre le système scolaire et les différents acteurs y travaillant. Les acteurs occupent des positions différentes dans l’école et disposent des pouvoirs différents. Mais ils doivent collaborer au sein de la même organisation, poursuive certains buts communs, ce qui entraîne quelques problèmes de coordination des activités collectives et individuelles. Ce problème a donné lieu à une grande bureaucratisation de l’organisation scolaire où chacun s’efforce de se soustraire au contrôle de l’autre.

        Il y a aussi l’épineux problème de l’articulation des buts des organisations scolaires dans des espaces sociaux où plusieurs autres acteurs tentent d’influer sur l’école et ses buts. 

        L’ENSEIGNEMENT EN MILIEU SCOLAIRE

        L’enseignement en milieu scolaire consiste à poursuivre à la fois des objectifs de socialisation et d’instruction dans un contexte d’interaction avec les élèves, tout en s’aidant de certains outils de travail : directives ministérielles, programmes, guides pédagogiques, manuels, etc. qui précisent la nature des objectifs et offrent en principe des moyens de les atteindre.

        De ce point de vue, l’enseignement est ce qu’on appelle une activité instrumentale, c’est-à-dire une activité structurée et orientée par des objectifs à partir desquels l’enseignant comprend, planifie et exécute sa propre tâche, en utilisant et en coordonnant divers moyens adéquats pour la réaliser. Bref, enseigner, c’est agir en fonction des objectifs dans le cadre d’un travail relativement planifié au sein d’une organisation scolaire bureaucratique.

        Mais l’enseignant n’est pas le seul à poursuivre des buts. L’organisation scolaire aussi est dominée par des visées instrumentales. Elle met périodiquement en place une planification générale, à l’intérieur de laquelle l’enseignement scolaire est conçu en fonction de programmes officiels.

        Ces programmes sont des discours formellement codifiés qui présentent les grandes orientations de l’action pédagogique définie par les autorités scolaires, ainsi que divers objectifs et séquences d’apprentissage. De plus, ils comportent plusieurs divisions et subdivisions (par classe, par matière, par discipline, par période, par cycle, etc.) qui traduisent la complexité de l’enseignement scolaire de masse s’adressant à des apprenants diversifiés sur un temps plus ou moins long.

        Il est donc important de bien comprendre comment cette dimension instrumentale intervient concrètement à l’intérieur du processus de travail des enseignants et de l’organisation du travail scolaire.

        Plusieurs questions se posent : Quels sont les objectifs des enseignants ? Comment les enseignants les interprètent-ils ? Adhèrent-ils à toutes les finalités de l’école ou à quelques-unes ? Etablissent-ils une hiérarchie entre les buts ? Laquelle ? Certains objectifs apparaissent-ils difficiles à concilier, à réaliser ? Comment se situent-ils par rapport au programme, aux matières scolaires et à leurs objectifs ? Sont-ils pertinents, rigides, inadaptés ? Comment arrivent-ils quotidiennement à concilier les contraintes et les contingences de leur propre travail avec les exigences du ministère, les objectifs nombreux, variés et complexes des programmes ? Comment les enseignants perçoivent-ils et vivent-ils leur mandat de travail au regard de la tâche que leur assigne l’école et de la réalité des élèves en face ?

        Nous voulons donc ici nous intéresser au mandat à la base l’activité professionnelle des enseignants et à la façon dont chacun assume ce mandat. Il est clair que ce mandat dépend étroitement des objectifs poursuivis par l’école, dans la mesure où les enseignants constituent les principaux mandataires de cette organisation. C’est grâce à leur travail que l’école peut atteindre ses objectifs, ils sont au cœur des transactions entre l’organisation scolaire et ses principaux consommateurs, les apprenants. A ce titre, on peut s’attendre à une certaine convergence entre les objectifs de l’école et le mandat des enseignants. Sans doute que des divergences entre ces deux ordres de buts existent, ceux de l’école et ceux des enseignants, car le travail enseignant est contrôlé et requiert un minimum d’autonomie, ce travail est codifié et flou parfois. Par rapport au mandat officiel, où loge l’autonomie des enseignants ?

         NATURE DES OBJECTIFS SCOLAIRES

        Quels sont les buts de l’école ? Pourquoi l’école ? Quel est son mandat ? Définir les objectifs scolaires n’est pas aisé, car il s’agit des buts historiquement et socialement variables et il s’agit d’une tâche politique. Mais essayons de clarifier la question.

        Selon Bidwell (1965), qui s’inspire des théories des organisations, le but général de l’école est la socialisation technique et morale des enfants. Elle vise à préparer les jeunes à la vie adulte, en les formant aux savoirs et aux habiletés nécessaires à la vie professionnelle, en les éduquant moralement en fonction des orientations à la base du statut d’adulte. Il s’agit donc d’une organisation orientée vers un double mandat : éduquer et instruire, socialiser et former.   

        Il s’agit là des buts explicites, mais très généraux. Dans une perspective critique, nous pouvons soutenir que l’école remplit d’autres missions ou, plutôt, des fonctions implicites qui ne sont pas à proprement parler des buts. Ceux-ci résultent des mécanismes sociaux engendrés par l’organisation sociale dans laquelle baigne l’école.

        Certains diront, par exemple, que le rôle de l’école est de « reproduire » la hiérarchie sociale et les pouvoirs dominants (Bourdieu et Passeron, 1970),  d’autres disent que l’école a une fonction de sélection et d’exclusion des enfants des classes pauvres (Baudelot et Establet, 1977 ; Bowles et Gintis, 1977 ; Bihr et Pfefferkorn, 1995). Dans la conception fonctionnaliste (Durkheim, 1980 ; Parsons, 1959), on parle plutôt des fonctions d’intégration et de spécialisation de l’école qui transmet à la fois une culture générale et des savoirs spécialisés correspondant à l’organisation fonctionnelle du marché du travail. D’autres auteurs (Petitat, 1982 ; Touraine, 1973) mettent l’accent sur la dimension productrice de l’école et sa capacité de contribuer à l’institutionnalisation de nouveaux rapports sociaux.  On peut aussi insister sur la dimension culturelle et cognitive de l’école (Young, 1971 ; Forquin, 1989) considérée comme structure de transmission de certains modèles de culture.

         Tous ces points de vue montrent encore une fois que les objectifs de l’école actuelle ne sont pas clairs et évidents, c’est-à-dire donnés une fois pour toutes. Il s’agit de véritables problèmes herméneutiques qui donnent lieu, par exemple, à l’occasion des réformes, à des grands débats idéologiques et politiques. L’école est une organisation sociale si importante qu’elle est tout le temps au centre d’un conflit d’interprétation, car elle représente un lieu de pouvoir majeur pour le contrôle et le développement de la société.

        Traditionnellement, l’école assurait l’instruction et partageait avec les familles et les églises la mission de moralisation et d’éducation des jeunes. Mais de plus en plus, une part importante de l’éducation – parfois au sens très élémentaire – revient à l’école : propreté, politesse, tenue, etc. de la moralisation. Ainsi l’école assume non seulement «la formation aux apprentissages proprement scolaires », mais aussi « une formation aux compétences  sociales », du moins pour certains élèves.

         L’école primaire fut avant l’indépendance considérée comme un cycle terminal censé donner aux élèves une base minimale de connaissances valables pour toute la vie.  Aujourd’hui, l’école secondaire remplit en partie cette fonction, en devenant plus ou moins un seuil scolaire de base pour une bonne partie de jeunes.  On assiste aussi au même phénomène de massification de l’enseignement supérieur et universitaire.

         Dans notre pays, les objectifs et les programmes scolaires ont eu un caractère relativement immuable, défini par « la tradition de l’humanisme classique centrée sur l’acquisition d’une culture verbo-intellectuelle et littéraire, et des modèles normatifs de compétences individuelles et sociales : politesse, façon de s’exprimer, d’argumenter, etc. ».

On constate tout de même, depuis un certain temps, une certaine volonté politique et sociale de transformer  les objectifs et les programmes scolaires. Malheureusement, les réformistes sont souvent en deçà d’un réel travail de réforme et les enseignants n’y sont jamais associés. Ainsi, le savoir scolaire fonctionne aujourd’hui en RDC en l’absence d’un référent social et épistémologique assuré. Il ressemble à une construction hybride. Aux Etats-Unis, par exemple, les réformes de l’éducation scolaire sont des phénomènes récurrents.

LES OBJECTIFS SCOLAIRES OFFICIELS

         Les objectifs généraux de l’école sont définis en fonction d’un cadre politique et juridique qui relève ultimement de l’Etat, lequel peut avoir une fonction plus ou moins centralisatrice. Par exemple, en République démocratique du Congo, les buts de l’école s’insèrent dans un cadre juridique défini par la Loi-cadre 86/005 aux articles 3, 17, 19, 23, 28, 29 et 31 qui précisent le régime pédagogique qui doit encadrer l’ensemble de la vie scolaire et académique. Nous pouvons regrouper ces objectifs en trois grandes catégories suivantes sous-tendues par la reproduction : 

  1. la formation personnelle des apprenants, tant physique que cognitive et morale

  2. la formation sociale des apprenants

  3. l’apprentissage des connaissances et des matières proprement scolaires.

 Les deux premières catégories renvoient à la mission de socialisation et d’éducation de l’école, tandis que la troisième correspond davantage à la mission d’instruction ou mieux d’inculcation où prévalent la mémorisation et la reproduction en défaveur de la véritable éclosion de la  réflexion seconde et de la créativité.

         PROGRAMMES ET MATIERES SCOLAIRES

         Les programmes d’enseignement constituent des cadres auxquels doivent se plier les enseignants. Ces cadres sont très contraignants, car ils déterminent des heures d’enseignement, des objectifs (globaux, intermédiaires et terminaux), des apprentissages, des évaluations, etc. A ce titre, les programmes font partie intégrante du « mandat des enseignants », car enseigner dans une école, c’est forcément suivre un programme et tenter de réaliser ses objectifs. Ces cadres imposent aussi certaines idéologies, car ils véhiculent des valeurs pédagogiques, culturelles, intellectuelles et sociales (faire mémoriser, empêcher de réfléchir plus à fond, au contraire, favoriser la répétition et la reproduction du « déjà là », freiner l’éclosion des aptitudes supérieures).

         Par ailleurs, les programmes se font en fonction des matières enseignées à l’école. Or, les programmes par matière (français, math, histoire, etc.) correspondent à un découpage analytique et idéologique des savoirs scolaires, qui tend à privilégier certaines matières, tout en imposant à la connaissance enseignée des limites et des divisions souvent artificielles, purement scolaires. Penser à la place accordée à l’histoire dU Congo et d’Afrique par rapport à l’histoire occidentale, etc.

        Les programmes par matière affectent aussi l’identité des enseignants au travail, dans leur dimension statutaire, car ils tendent à induire, à partir de la hiérarchie scolaire des matières, une hiérarchisation des enseignements. Le découpage par matière engage aussi des stratégies pédagogiques différentes d’une matière à l’autre, sans parler des rapports difficiles qu’il provoque entre les enseignants et les élèves peu motivés face à certaines matières, ou encore entre les enseignants et les parents désireux de voir leurs enfants bien réussir notamment dans les matières importantes (math, français, etc.).

        Les programmes scolaires sont aussi des outils cognitifs utiles permettant aux enseignants d’organiser leur action en fonction d’objectifs, d’attentes, de séquences, des chronologies, etc. Sans programmes, l’enseignement actuel perdrait son unité et chaque enseignant devrait chaque fois inventer sa planification, sa didactique et ses objectifs.

        Les programmes jouent donc un rôle important en unifiant l’action collective des enseignants et en l’orientant en fonction de contenus et d’objectifs communs. Ils permettent l’atteinte de standards communs et généraux et contribuent à l’homogénéisation des organisations et des pratiques scolaires.

        Cependant, en tant qu’outils, les programmes dépendent aussi de l’expérience des enseignants et des situations où ils sont appliqués. Ainsi, les enseignants expérimentés prennent plus de liberté avec les programmes que les débutants. Les programmes ne sont donc pas appliqués de manière mécanique. Quel qu’il soit, aussi précis et actualisé soit-il, un programme n’est qu’un programme, c’est-à-dire un projet. Il y a donc toujours un écart important entre un programme et sa réalisation concrète dans la classe, avec les différences entre les élèves, les ressources disponibles et le temps accompli. Qu’ils le veuillent ou non, les enseignants sont obligés d’interpréter les programmes et de les adapter continuellement aux situations quotidiennes.   On retrouve donc ici les tensions entre les aspects codifiés, arrêtés, bureaucratiques de l’enseignement et la réalisation concrète de chaque enseignant.

CRISE

         Pour que l’enseignant interprète et adapte bien le programme à sa classe, il a besoin d’un minimum des conditions qui lui permettent de se dévouer. D’un côté, il a besoin de se sentir valorisé, reconnu à l’intérieur comme à l’extérieur de l’école. Sa reconnaissance en classe dépend de ses compétences, en société, de sa condition de vie et de la valeur accordée à la formation scolaire. D’un autre côté, il a besoin des supports nécessaires pour bien fonctionner : des locaux et du matériel adéquats, une organisation aisée de la vie quotidienne de travail, mais surtout une rémunération juste.

        Ces conditions pour l’enseignant congolais ne sont pas remplies, il est frustré. Ceci peut être un effet boumrang. L’école sensée former, promouvoir la réussite sociale a frustré trop des candidats qui sont sortis stigmatisés par l’échec scolaire trop abondant. Ces stigmatisés s’en sont pris à l’enseignant non sans raison, car, il a usé du fouet, de la brutalité physique, des sarcasmes qui ont parfois marqués à vie certains. On croyait aller à l’école pour réussir socialement, économiquement, on en sortait  humilié, étiqueté, stigmatisé de « bon à rien ». L’enseignant est victime de sa « pédagogie de l’échec ».

        Du coup, le système se retrouve avec des vieux programmes, des écoles sans bâtiments, des bâtiments sans matériels didactiques, des enseignants mal ou non payés. Quant aux élèves, ils doivent mémoriser les résumés et reproduire aux examens. Faut-il encore que la mémoire fonctionne bien.  Il n’y a pas de choix pour une vraie pédagogie de la réussite et pour un enseignement efficace.

 

Max KUPELESA © 2006
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