Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement, si elles ne sont bien cultivées.
   
   
   
COLONISATION, ENSEIGNEMENT ET PROGRES EN AFRIQUE

Introduction

Les écarts de développement entre les pays proviennent pour une large part de l’histoire longue des sociétés, et en particulier de celle de leurs relations internationales. Plusieurs travaux récents, qui étudient le rapport entre la colonisation, l’enseignement et le développement, mettent de plus en plus en avant l’effet de la colonisation et de ses caractéristiques sur les institutions et les trajectoires économiques résultantes.

Un premier travail met en comparaison les influences de différents systèmes juridiques des colonisateurs, en opposant le «droit commun» britannique et le « droit civil » français auquel on associe tous les pays d’influence latine (Belgique, Espagne, Portugal et Italie). On oppose en même temps les systèmes de valeurs transportés par les protestants à ceux des catholiques et des musulmans (Acemoglu, 2000).

L’étude soutient que le système de «droit commun» et l’influence protestante ont favorisé la construction d’un Etat modeste et efficace, tandis que le « droit civil » et l’influence catholique ou musulmane auraient favorisé un Etat interventionniste, paternaliste et très peu propice au développement (La Porta et al, 1998 et 1999).

Un second travail tente de montrer que dans les régions où les conditions sanitaires étaient mauvaises, rendant difficile l’installation des Européens, et dans les régions initialement riches en ressources naturelles, les politiques coloniales auraient mis en place des institutions d’extraction de la rente et des régimes de protestation de la propriété privée défavorables à l’accumulation de capital (Acemoglu, Johnson, Robinson, 2000 et 2001). Dans ce cas, ce n’est pas l’identité du colonisateur mais les caractéristiques des régions colonisées qui ont déterminé les institutions et le développement.

Nous voulons dans ces lignes nous fixer sur l’impact du colonisateur sur les trajectoires de progrès en examinant les différences entre les ex-colonies britanniques et françaises. Traditionnellement, les analyses occidentales se bornent à incriminer l’Africain incapable de s’approprier l’héritage occidental et de décoller, alors que les analystes africains tentent de dénoncer la cruauté, la barbarie et l’égoïsme des Européens à se servir des richesses africaines au profit de leur continent d’origine, en instrumentalisant l’Africain.

En effet, l’invasion rapide au dernier quart du XIX° siècle s’est accompagnée d’une âpre compétition entre les différentes puissances pour le partage du continent, qui fut fixé dans les dernières années du siècle. La décolonisation formelle de l’Afrique fut également tardive et concentrée pour l’essentiel autour de l’année 1960 afin de réduire le champ de comparaison entre les Etats.

Mais la comparaison des situations des ex-colonies britanniques et françaises au moment de l’indépendance, autour de 1960, nous informe sur l’influence différentielle des politiques coloniales des deux pays et de leurs pratiques religieuses. La comparaison des mêmes pays 30 ans après, en 1990, révèle la persistance des différences issues de la colonisation.

Il s’agit d’identifier plus précisément ces différences dans quelques pays qui apparaissent suffisamment comparables et bien représentatifs de la colonisation britannique et française.

Situation initiale

Pour un grand nombre de variables économiques et institutionnelles, il apparaît que les ex-colonies britanniques et françaises connaissaient des situations assez semblables en 1960. Par exemple, elles étaient pauvres et l’espérance de vie y était assez basse. Ces ressemblances ont perduré en 1990. En revanche, dans les colonies britanniques, les populations avaient un niveau d’instruction supérieur en 1960 et cet avantage s’est maintenu jusqu’en 1990. Et pourtant, cette différence n’a pas encore entraîné des performances économiques dissemblables. En particulier, la scolarisation n’a pas entraîné une croissance plus forte dans les ex-colonies britanniques. Ce dernier constat renforce les interrogations soulevées par Pritchett (1996) et Bils et Klenow (2000) quant au rôle de l’éducation dans la croissance.

Conséquences de la colonisation

Nous pouvons lire la recherche économique récente sur les écarts de développement comme s’attachant à départager ce qui relève (i) de facteurs géographiques intangibles (conditions climatiques, enclavement, etc.), (ii) d’institutions historiquement déterminées (langues, religions, systèmes légaux et juridiques, etc.) et (iii) des politiques économiques suivies (commerciales, monétaires, budgétaires, etc.). Bien sûr, ces trois éléments ne sont indépendants, la localisation pouvant influencer les institutions, celles-ci conditionnant la mise en œuvre et la réussite des politiques, les résultats des politiques conditionnant en retour les institutions. Quel que soit l’accent mis sur l’un de ces trois éléments, il y a néanmoins consensus sur le fait que les écarts de développement proviennent moins de la quantité de ressources productives (capital humain et physique) que des institutions qui organisent l’utilisation de ces ressources (Hall et Jones, 1999).

Les études empiriques qui tentent d’expliquent les écarts de développement entre les ex-colonies s’affrontent à la question économétrique centrale de l’endogénéité des variables explicatives. De façon générale, on peut considérer que les militaires d’un pays colonisateur donné auraient pu parvenir à éviter les sociétés pré-coloniales les plus résistantes, ses négociants auraient pu s’établir dans les régions les plus propices au commerce, ou encore ses missionnaires auraient pu sélectionner les sociétés les plus susceptibles d’être converties à la foi chrétienne. Ainsi seraient laissées de côté certaines sociétés primitives qui n’auraient pas connu la colonisation et seraient alors sous-développées. Pourtant, aucune partie du continent africain n’échappa à la colonisation. C’est qu’un ensemble de facteurs avaient présidé au partage entre les pays colonisateurs de l’Afrique : conditions climatiques, richesses en ressources naturelles, densité de population, existence de sociétés organisées, accès à la mer, fragmentation ethnique initiale, etc. Mais il ne faut pas se tromper, la sélection et le partage des régions africaines ne se sont pas effectués sur la base des variables observables. Les colonisateurs n’avaient pas toutes les informations sur les différentes régions, mais le sort de l’Afrique se jouait sur la base des données disponibles et fiables, cependant, le choix était guidé par les intérêts que visaient les colonisateurs et pas seulement sur l’endogénéité des variables externes. Pour La Porta et al (1999), l’identité du colonisateur, l’importance de la religion du missionnaire, etc. ont joué un très grand rôle.

Ainsi, lorsque sont mis en comparaison des ex-colonies comme les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, le Brésil, le Mexique, l’Argentine, l’Inde, l’Indonnaisie, le Ghana, l’Ouganda, la RDC, la Mozambique, l’Angola, le Congo, la Cote d’Ivoire, le Sénégal, la liste des différences potentiellement pertinentes pour expliquer les écarts de développement s’avère très longue : ressources naturelles disponibles, caractéristiques du peuplement et des sociétés pré-coloniales, durée et type de colonisation, religion, etc.

En effet, il est important de relever que les ex-colonies qui ont rejoint, voire ont dépassé le niveau de développement européen sont toutes des ex-colonies britanniques (USA, Canada, Nouvelle-Zélande, Australie, Hong-Kong, Singapour) : cela nous informe-t-il sur la qualité de la colonisation britannique, sur le dynamisme entrepreneurial protestant, ou sur le fait que l’Angleterre, principale puissance économique européenne à la fin du XVIII° siècle, put occuper les régions qui offraient les conditions les plus propices au développement économique ? Même si nous prenions en compte le fait que les colons britanniques s’installaient plus souvent dans des régions moins défavorables et moins pénibles, l’identité du colonisateur sur le développement de ‘école en Afrique se dégage :

Partage colonial et éducation

Nous pouvons réunir un échantillon de 47 pays d’Afrique, comprenant 16 ex-colonies britanniques, 18 ex-colonies françaises, 11 autres ex-colonies (belge, espagnoles, italiennes, portugaises), le Libéria et l’Ethiopie. Nous laissons de côté quelques petits pays dont la population en 1960 était inférieure à 100 000 habitants (Lesotho, Swaziland, Djibouti, Comores, Seychelles, Mayotte).

Parmi les pays qui furent colonisés en partie par les Allemands, le Cameroun et le Togo sont classés comme ex-colonies françaises, la Namibie et la Tanzanie comme ex-colonies britanniques. En 1919, le Cameroun et le Togoland allemands furent divisés entre français et britanniques, les parties britanniques étaient moins importantes et respectivement intégrées au Nigeria et Ghana. Une partie méridionale du Cameroun ex-britannique a été réunie au Cameroun francophone en 1972. L’Afrique orientale allemande a été également partagée en le Tanganyika britannique, réuni à l’indépendance avec Zanzibar (également sous protectorat britannique) pour former la Tanzanie, et le Mozambique portugais, la partie majoritaire revenant cette fois aux britanniques. Maurice est classé comme ex-colonie britannique, même si elle fut occupée par les français en 1810. La Somalie, partagée jusqu’en 1961 entre les italiens et les anglais, n’a pas été classée comme ex-colonie britannique.

En dehors de l’identité du colonisateur, trois variables de contrôle sont susceptibles d’influencer directement l’impact des politiques éducatives. Les deux premières concernent les conditions initiales rencontrées par les colons, il s’agit de la pénétration de l’islam et du degré de fragmentation ethnique. La troisième concerne les conditions de la colonisation, il s’agit de l’importance du peuplement européen en 1900.

Entre le X° et le XVII° siècle, l’islam s’est répandu progressivement aussi bien en Afrique du nord qu’au sud du sahara et il a continué à s’étendre pendant les siècles suivants. Il a sans doute conditionné l’empreinte coloniale sur l’éducation des populations. Tout d’abord les écoles coraniques constituaient une alternative à l’offre d’école des missionnaires ou des administrations coloniales. Ensuite, les missions s’installaient moins souvent dans les zones islamiques, et encore aujourd’hui, au sein d’un même pays, les régions à majorité musulmanes ont assez souvent moins d’infrastructures scolaires. Enfin, la présence de l’islam avait tendance à limiter la scolarisation des filles.

Une fragmentation ethnique élevée est potentiellement révélatrice de l’absence d’un état pré-coloniale fort et ayant sa propre politique éducative. Cependant, le colonisateur a fréquemment divisé pour bien régner, et la fragmentation ethnique actuelle est, au moins en partie, le résultat de la classification coloniale (Horowitz, 2000, pp. 147-166). Il est possible que les migrations bantue au néolithique (Curtin et al., 1995, pp. 15-27 ; Diamond, 1997) dans la zone intertropicale aient augmenté cette fragmentation.

La colonisation de peuplement européenne a été fortement déterminée par les conditions de mortalité prévalant à l’origine sur l’ensemble du monde. Il est possible de montrer que la proportion des colons européens en 1900 a fortement déterminé le nombre de voies de chemin de fer construites en 1925 (Mitchell, 2001). Par ailleurs, le nombre de minerais répertoriés aujourd’hui est fortement corrélé avec le nombre de colons européens et le nombre de voies de chemin de fer (Parker, arrive à un coefficient de corrélation de +0.698 sur un échantillon de 47 pays africains, 1997).

Le colonisateur français a plus fréquemment envahi des régions islamisées, alors que les britanniques se sont plus fréquemment attribué des régions où l’humidité était moins forte, plus propices à la colonisation de peuplement européenne. Mais les deux colonisateurs se sont trouvés face à des sociétés plus ou moins fractionnées. Enfin, les colonisateurs français s’étaient établis dans des régions où la densité de population était légèrement moins importante. Des facteurs inobservables du partage colonial pourraient bien sûr nous avoir échappé. Par exemple, les régions conquises par les colons britanniques pouvaient disposer d’états plus structurés, tels le royaume Ashanti, Ganda, etc.

L’empreinte coloniale sur l’éducation

L’indicateur le plus proche de la quantité d’éducation délivrée à la population pendant la colonisation est le nombre moyen d’année de scolarité de la population adulte en 1960. Deux bases de données proposent une telle variable, celle de Barro et Lee (1996) et celle de Cohen et Soto (2001). Sa reconstitution repose essentiellement sur des séries d’effectifs scolaires par cycles, des séries démographiques et des estimations de taux de sortie et de redoublement. Pour les années 60, les séries d’effectifs scolaires utilisées proviennent des annuaires de l’Unesco, complétées par les statistiques historiques recueillies par Mitchell (2001) dans le cas de Cohen et Soto. Ceux-ci utilisent par ailleurs les résultats de recensements de la population pour limiter les extrapolations des données manquantes.

Dans le cas de l’Afrique, il se dégage qu’en 1960, la population de 15 à 60 ans des ex-colonies britanniques bénéficiait en moyenne d’une année et demie supplémentaire de scolarité par rapport à ses homologues des ex-colonies françaises et des autres pays. Mais étant donné le faible niveau de ces indicateurs de capital humain, ce la signifie aussi que le nombre moyen d’années de scolarité était environ deux fois supérieur dans les ex-colonies britanniques. Sur un échantillon un peu plus large, il apparaît que les ex-colonies britanniques bénéficiaient en 1970 d’un avantage de 15 à 20 points en matière d’alphabétisation.

Les différences sont beaucoup moins nettes pour les taux de scolarisation primaire et secondaire, mais l’effet de la colonisation britannique apparaît encore plus positif. Mingat et Suchaut (2000) constatent que les systèmes éducatifs des ex-colonies britanniques amènent un plus grand nombre d’élèves à effectuer des cycles complets avec moins de redoublements.

Aussi bien pour le nombre d’années d’études que pour l’alphabétisation et la qualité de l’éducation, la différence entre les deux types de colonies est bien significative. Sans doute, on peut atténuer en disant que le fait que les Français ait souvent colonisé des régions déjà islamisées peut expliquer une partie de cette réduction et aussi le fait que les Britanniques aient souvent pratiqué une colonisation de peuplement. Tous les estimateurs indiquent un effet positif de la colonisation britannique sur le nombre moyen d’années d’études et le taux de scolarisation primaire et secondaire en 1960 et sur le taux d’alphabétisation des adultes en 1970.

Ainsi, les deux ex-colonies britanniques le Ghana et l’Ouganda se distinguent nettement de la Cote d’Ivoire et du Madagascar pour les générations nées en 1940. Madagascar se présente comme le pays où une scolarité primaire épisodique fut le plus tôt développée, mais cet avantage ne se traduit pas par une proportion élevée d’individus ayant achevé le cycle primaire, et disparaît totalement au niveau secondaire en comparaison des deux ex-colonies britanniques. Car, on retrouve que les cycles primaires complets étaient plus fréquentés au Ghana et en Ouganda, et que les taux de passage entre le primaire et le secondaire étaient plus élevés. Au niveau secondaire, le Ghana apparaît de loin comme le pays le mieux doté.

Politiques coloniales d’éducation

Les politiques éducatives semblent donc expliquer une partie importante des différences de scolarisation constatées entre les ex-colonies britanniques et les autres pays.

La spécificité britannique semble pouvoir être reliée d’une part à son attitude par rapport aux missions protestantes, et d’autre part aux principes de ses politiques de settlement ou d’indirect rule. Dans les colonies de peuplement comme en Afrique du sud et au Zimbabwe, la proportion des colons européens en 1900 influençait directement et positivement la quantité d’éducation observée en 1960. Dans les autres colonies, la doctrine d’indirect rule s’accommodait également de certaine sformes de ségrégation, par exemple au niveau des droits fonciers (Le Bris et al., 1982, pp. 76-80). Cependant, même en dehors des colonies de peuplement, un plus grand nombre d’écoles primaires furent créées du côté britannique, surtout entre les deux guerres et malgré la crise de 1930, grâce à un système de subvention des missions protestantes pour l’Education Department, le «grant-in-aid system » (Gifford & Weiskel, 1971, pp. 701-703). Ensuite, sous la pression du développement de l’enseignement primaire et de la demande des Africains, en dépit des réserves des colons, l’enseignement secondaire fut propulsé en avant à partir de 1945. Contrairement au Congo belge où l’enseignement secondaire ne sera introduit qu’après l’indépendance. Avant 1945, un plus grand nombre d’écoles secondaires et d’universités existaient déjà du côté britannique : L’Afrique occidentale britannique représentait un cas privilégié. L’école primaire, laissée aux mains des missionnaires protestants, y était, conformément aux principes de l’Indirect Rule, assurée en langue vernaculaire, d’où l’importance de l’œuvre linguistique des missionnaires protestants). Chaque territoire possédait plusieurs écoles secondaires et l’on comptait, dans la seule Afrique occidentale, trois établissements d’enseignement supérieur : Fourah Bay au Sierra Leane (depuis 1877), Achimota College en Gold Coast et Yaba Higher College fondé en 1934 à Lagos. Les autres établissements formant des maîtres en Afrique noire se limitaient au Liberia College de Monrovia (1833), à l’Ecole William Ponty d’AOF, au College de Makerere en Ouganda (1933) devenue université en 1939, au Kenya Teacher Training College (1939) et à l’Overtown Instruction de Khondove, fondée par la Livingstonia Mission dès 1894 (Coquery-Vidrovith et Miniot, 1974).


Ceci permit l’apparition d’une classe instruite de petits techniciens, d’instituteurs et de professions libérales qui fut en même temps écartée du pouvoir au profit des chefs traditionnels. L’idée de l’Indirect Rule ne conduisit pas plus rapidement qu’ailleurs à l’autonomie politique (Cell, 1999), le self-government n’étant envisagé que comme une perspective très lointaine. Peut-être que la politique d’éducation était si généreuse parce que l’instruction n’ouvrait pas de droits au pouvoir.

Les historiens considèrent que la colonisation française à ses débuts fut plus souvent menée par des militaires, alors que la colonisation britannique fut plus souvent menée par des missionnaires et des négociants.

Les colonisateurs français, belges, espagnols et portugais eurent plus souvent tendance à remettre en cause les structures étatiques pré-coloniales, et peut-être l’influence favorable qu’elles pouvaient avoir sur la demande de scolarisation. Mais surtout, l’affaire Dreyfus et la séparation de l’Eglise et de l’Etat eurent de répercussions directes sur la politique scolaire française dans les colonies dès le début du XXè siècle. Gifford et Weiskel (1971) énoncent d’ailleurs quatre caractéristiques fondamentales de cette politique : l’unicité de langue, la gratuité, la laïcité, la connexion avec les besoins en personnel de l’administration. L’obligation de délivrer l’enseignement en langue française est citée par de nombreux auteurs comme l’une des causes principales du retard de développement de l’instruction sous la période coloniale (Brown, 2000). L’enseignement en langue vernaculaire par les missionnaires catholiques belges ne semble pas toutefois avoir fourni des résultats tellement supérieurs (Manning, 1988, p. 165). Par ailleurs, si l’enseignement en français a pu constituer une limite au développement de l’enseignement primaire, il aurait pu faciliter les passages entre le primaire et le secondaire où, dans tous les cas, la langue du colon s’imposait. Or, à voir les taux de scolarisation primaire et secondaire, il n’en est rien. En dehors de la question de la langue, il reste que l’école primaire publique et laïque française connut une plus faible extension quantitative que les missions protestantes aidées des colonies britanniques.

Dans les autres colonies, belges, espagnoles et portugaises notamment, les investissements scolaires furent encore plus faibles que ceux de l’administration coloniale française, même si l’action missionnaire compensa partiellement la défaillance de l’action publique. Ces missionnaires colonisateurs ont surtout les populations sous leur contrôle (Manning, 1988, p. 166).

Les différences de scolarisation reflètent ainsi de manière très frappante l’identité et les choix politiques du colonisateur. Pendant longtemps, la politique britannique s’accommoda d’un développement de la scolarisation qui n’ouvrait pas de droits au pouvoir, satisfaisant une mission de civilisation sans rompre avec la ségrégation, et en associant l’action missionnaire et celle de l’Etat. La politique française pratiqua une assimilation scolaire plus lente, très réticente à l’action missionnaire et satisfaisant une mission de modernisation sans rompre avec le paternalisme. Les autres colonisateurs (belges, espagnols, portugais) se bornèrent à laisser l’essentiel de la charge de l’éducation aux missionnaires, satisfaisant prioritairement une mission de catéchisation.

Persistance des différences en 1990

C’est cette donnée qui a surtout attiré notre attention pour nous intéresser à l’effet de la personnalité du colonisateur, et ainsi, tenter de sortir, sinon définitivement, d’une approche classique à laquelle on nous habitués de considérer l’histoire. Pendant les trente années qui ont suivi l’indépendance, lorsqu’on considère les taux bruts de scolarisation et d’alphabétisation, on constate que la tendance à la divergence entre les deux groupes de colonies subsiste au niveau du capital humain global, principalement du côté de l’éducation secondaire. Ce premier constat corrobore l’effet de l’identité du colonisateur.

Par exemple, après l’indépendance, l’effort éducatif entrepris par la Cote d’Ivoire au cours de sa principale période de croissance économique est tout à fait visible dans les données macro-économiques, de sorte qu’au niveau secondaire, ce pays a pu rattraper puis dépasser l’Ouganda, mais la Cote d’Ivoire reste encore loin de son voisin le Ghana. La différence entre les deux pays phares des deux colonisateurs en Afrique occidentale dépasse plus d’une année de scolarité, comme pour la moyenne des pays de la sous-région.

Mingat et Suchaut (2000) consacrent une longue partie de leur ouvrage aux écarts existants entre pays anglophones et francophones vis-à-vis du taux de couverture du système primaire. Dans les données qu’ils ont réunies pour les années 1970 – 1990, les salaires des enseignants apparaissent beaucoup plus élevés, en proportion du PIB, dans les ex-colonies françaises que dans les ex-colonies britanniques. Ce qui signifie que, pour un niveau donné d’effort public, le surcroît de coût entraîne un rationnement du nombre d’instituteurs et d’écoles et en conséquence, le nombre d’élèves par classe est aussi plus élevé dans les pays francophones. Le coût budgétaire oblige à limiter le nombre d’écoles et d’enseignants dans les ex-colonies françaises, alors que la population scolaire augmente ! Le poids de la politique assimilationniste française a sans doute contribué à établir durablement une norme de salaires nominaux fixée par rapport aux salaires français et non en proportion des capacités de financement du pays même (La Porta, 1999, p. 129).

Cependant, les différences constatées en matière éducative ne se traduisent pas dans des écarts de développement significatifs, mais seulement dans des rendements différenciés de cette éducation.

Empreinte coloniale sur le développement et le rendement éducatif

L’action de modernisation du colonisateur s’est aussi exercée dans un autre domaine, celui des infrastructures de transport. Ici, les amis qui vont au Kenya ne cessent de s’émerveiller. La différence entre les colons britanniques et français est à l’avantage des Anglais. Si les colonisateurs français, belges, espagnoles et portugais ont construit moins de voies ferrées et de routes, les colons britanniques ont réalisé un peu plus, même si la différence est de faible ampleur (Herbst, 2000).

Il reste qu’on aurait pu s’attendre à ce que les avantages cumulés des ex-colonies britanniques en matière d’éducation et d’infrastructures se traduisent dans un écart de productivité du travail ou dans un écart de productivité globale des facteurs. Il n’en est rien. On constate même que le taux de prévalence du sida est plus élevé dans les ex-colonies britanniques… Au regard, du taux d’urbanisation que certains économistes considèrent comme un indicateur élémentaire de développement (Acemoglu et al., 2001), les ex-colonies britanniques et françaises sont également plus urbanisées que les autres pays panafricains en 1990, même si les ex-colonies françaises sont significativement plus urbanisées que les ex-colonies britanniques. Cependant les ex-colonies françaises sont des régions à densité de la population très faible et où cette population est très concentrée dans les villes. La centralisation administrative inspirée du système français est à l’origine de la concentration de l’activité, de la richesse et des infrastructures (y compris scolaires) dans les villes, surtout dans les capitales où la demande de travail qualifié n’a pas toujours suivi l’accroissement du nombre de travailleurs éduqués. Selon Barro, Mankiw et Sala (1995), les économies plus ouvertes aux flux de capitaux internationaux, comme les ex-colonies françaises faisant partie de la zone Franc, auraient dû bénéficier d’une accumulation plus rapide de capital physique et d’une accumulation beaucoup plus rapide encore de captal humain. Les coûts d’ajustement supérieurs liés à l’investissement en capital humain auraient pu compenser cet avantage, conduisant à une trajectoire parallèle à celle des ex-colonies britanniques, ça n’a pas été le cas.

En l’absence de création d’emplois, la compétition pour l’accès au salariat moderne peut s’apparenter au partage d’un gâteau en quantité fixe. Murphy, Schleifer et Vishny (1991) avancent que la qualité de l’enseignement organisé intervient en opposant les formations techniques et scientifiques, plus propices à la création d’entreprises, aux formations juridiques et littéraires, plus susceptibles de conduire à la recherche de rente.

Quelle que soit l’identité de son colonisateur, l’Afrique indépendante dans son ensemble a manqué jusqu’à présent d’une dynamique d’investissement et de croissance. Il paraît dès lors inévitable que l’accroissement de l’éducation ait suscité un accroissement très important de la compétition entre diplômés pour l’accès à l’emploi et aux revenus. Cette compétition très âpre a pu s’exercer selon diverses modalités, plus ou moins loyales ou équitables, plus ou moins légales ou transparentes, et dans les domaines économiques comme politiques. Quelle que soit là encore l’identité du colonisateur, la capacité des Etats nations à réguler cette compétition a été et est encore excessivement défaillante (Herbst, 2000).

Conclusion

Ce travail nous a permis de montrer que l’identité du colonisateur a laissé son empreinte sur le fonctionnement de l’école dans nos pays africains, et que cette empreinte a persisté et persiste encore.

Au niveau de l’extension quantitative de l’instruction primaire, il semble que le système français d’éducation gratuite et laïque, instauré dès les premières années du XXè siècle, a moins bien réussi que le système britannique fondé sur le partenariat entre les missionnaires et l’Etat.

Les systèmes belges et portugais complètement voués à l’œuvre évangélisatrice n’ont pas mieux réussi que le système français, sauf à évangéliser les populations de manière plus conséquente.

Par ailleurs, les Britanniques ont aussi mieux répondu à la demande africaine d’enseignement secondaire, que ce soit dans leurs colonies de peuplement, et malgré la ségrégation raciale qui fut associée à ce peuplement, ou dans les colonies d’extraction. La politique française ne permit l’accès aux études secondaires et universitaires, et ensuite aux postes administratifs, qu’à une toute petite élite. La principale raison de l’échec du système provient sans doute d’un manque de ressources humaines et financières : un système gratuit se passant de l’apport missionnaire était nécessairement plus coûteux et donc limité dans son expansion. Par ailleurs, le paiement de hauts salaires aux instituteurs et professeurs africains, justifié sur la base d’un principe égalitaire assimilationniste – à salaire égal salaire égal – augmentait encore ces coûts. Pourtant ces hauts salaires n’ont pas favorisé une éducation de meilleure qualité, en tout cas, la comparaison des taux d’alphabétisation ne le fait pas apparaître.

D’autre part, l’avantage éducatif des ex-colonies britanniques ne s’est pas traduit dans les performances économiques de ces pays, ni dans les conditions de vie moyennes de populations. En 1960 comme en 1990, les habitants des ex-colonies britanniques n’étaient pas plus riches que leurs homologues des ex-colonies françaises et ne bénéficiaient d’une espérance de vie plus élevée.

Les autres pays, ex-colonies belges, portugaises, espagnoles et italiennes, comme les pays indépendants (Liberia et Ethiopie) ont connu une trajectoire moins favorable que les ex-colonies françaises, alors qu’ils avaient des performances éducatives comparables en 1960, et des infrastructures de transport plus ou moins développées. Il n’est pas impossible que l’institution de la zone Franc, pour néo-coloniale qu’elle soit, ait compensé du côté de la stabilité macro-économique, les handicaps en termes de coûts salariaux et de distribution de l’éducation. Il reste que la politique de salaires et d’infrastructures de la France a entraîné une urbanisation nettement plus rapide par rapport aux autres groupes de pays.

En définitive, partout en Afrique, les conditions pour que l’éducation soit une source de croissance et d’amélioration sensible des conditions de vie sont en fait loin d’être réunies (Herbst, 2000). Comment faire aujourd’hui pour redresser la situation ? Voilà une question pertinente.

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